Attaque de London : remarques sur les spécificités de l’infraction de terrorisme en droit canadien et la difficulté d’en faire la preuve

Le 6 juin dernier, une famille de Canadiens musulmans d’origine pakistanaise a été brutalement fauchée par un camion alors qu’elle attendait sur le trottoir pour traverser la rue. Quatre membres de la famille ont été tués, alors que le plus jeune, un garçon de 9 ans, a été grièvement blessé en plus d’être rendu orphelin. L’auteur de l’attaque, Nathaniel Veltman, un jeune homme de 20 ans, a été accusé dès le lendemain de quatre meurtres au premier degré et d’un chef de tentative de meurtre. En s’appuyant sur une preuve qui n’a pas encore été divulguée, la police a affirmé que l’attaque avait été préméditée et qu’il s’agissait d’un crime haineux, les victimes ayant été ciblées en raison de leur appartenance religieuse. Plusieurs personnalités publiques, à commencer par le premier ministre Justin Trudeau, n’ont pas hésité à qualifier aussitôt l’attaque de « terroriste. » 

Dans les jours qui ont suivi, toute la question était de savoir si ces actes allaient également recevoir cette qualification sur le plan juridique. Autrement dit : si les actes meurtriers de Nathaniel Veltman lui vaudraient une accusation de terrorisme en bonne et due forme en vertu de l’article 83.01 du Code criminel. Il importe de rappeler à cet égard que même si les catégories du droit puisent généralement leur sens dans le monde social et, partant, ne se trouvent pas définies en rupture totale avec leur acception commune, elles n’en demeurent pas moins partiellement autonomes et, surtout, soumises à leurs propres standards de preuve. Il est tout à fait possible en ce sens que ce qui se donne à plusieurs comme un acte de terreur évident présente des caractéristiques qui rendent sa preuve extrêmement difficile en cour. 

Ce n’est pas cela dit parce qu’un acte ne reçoit pas la qualification de « terroriste » dans la sphère du droit qu’il ne peut être qualifié de la sorte dans la sphère morale ou sociale. L’incapacité d’un procureur à prouver le caractère terroriste d’un acte ne témoigne pas de l’inexistence du terrorisme ; elle témoigne simplement de son inexistence juridique, ou plutôt de l’inaptitude du ministère public à persuader un jury que les critères d’une définition très précise du terrorisme ont été satisfaits hors de tout doute raisonnable. On peut comprendre que pour plusieurs, a fortiori pour les victimes de tels actes[1], l’adéquation entre le sens social accordé au terrorisme et son sens juridique constitue un idéal à atteindre, dans la mesure où un verdict de culpabilité pour terrorisme confère un surcroît de réalité à la terreur subie en plus de constituer une reconnaissance institutionnelle non négligeable, mais il demeure inévitable que le droit travaille avec des catégories restrictivement définies au point de laisser s’échapper une partie du sens plus fluide qu’elles revêtent dans le monde social. 

Dans le cas de l’attaque de London, il est probable que l’adéquation entre les conceptions sociales et juridiques du terrorisme se trouvera réalisée, puisque le procureur général du Canada a finalement annoncé le 14 juin qu’il irait de l’avant avec des accusations de terrorisme. Cela signifie qu’après un examen attentif de la preuve, il a estimé que le ministère public avait des chances raisonnables de convaincre le jury que tous les ingrédients d’un acte terroriste étaient réunis en l’espèce.

Avant de m’attarder aux éléments constitutifs de l’infraction de terrorisme en droit criminel canadien et de tenter de voir en quoi ceux-ci pourraient poser des difficultés à la poursuite lors du procès, il convient de citer l’alinéa 83.01(1)b) du Code criminel qui définit ce qui constitue une activité terroriste au sens juridique pertinent dans la présente affaire : 

b) soit un acte — action ou omission, commise au Canada ou à l’étranger :

(i) d’une part, commis à la fois :

(A) au nom — exclusivement ou non — d’un but, d’un objectif ou d’une cause de nature politique, religieuse ou idéologique,

(B) en vue — exclusivement ou non — d’intimider tout ou partie de la population quant à sa sécurité, entre autres sur le plan économique, ou de contraindre une personne, un gouvernement ou une organisation nationale ou internationale à accomplir un acte ou à s’en abstenir, que la personne, la population, le gouvernement ou l’organisation soit ou non au Canada,

(ii) d’autre part, qui intentionnellement, selon le cas :

(A) cause des blessures graves à une personne ou la mort de celle-ci, par l’usage de la violence,

(B) met en danger la vie d’une personne,

(C) compromet gravement la santé ou la sécurité de tout ou partie de la population,

(D) cause des dommages matériels considérables, que les biens visés soient publics ou privés, dans des circonstances telles qu’il est probable que l’une des situations mentionnées aux divisions (A) à (C) en résultera,

(E) perturbe gravement ou paralyse des services, installations ou systèmes essentiels, publics ou privés, sauf dans le cadre de revendications, de protestations ou de manifestations d’un désaccord ou d’un arrêt de travail qui n’ont pas pour but de provoquer l’une des situations mentionnées aux divisions (A) à (C).

Sont visés par la présente définition, relativement à un tel acte, le complot, la tentative, la menace, la complicité après le fait et l’encouragement à la perpétration; il est entendu que sont exclus de la présente définition l’acte — action ou omission — commis au cours d’un conflit armé et conforme, au moment et au lieu de la perpétration, au droit international coutumier ou au droit international conventionnel applicable au conflit ainsi que les activités menées par les forces armées d’un État dans l’exercice de leurs fonctions officielles, dans la mesure où ces activités sont régies par d’autres règles de droit international.

Tous les éléments mentionnés dans cet extrait ne s’appliquent pas directement au cas de l’attaque de London. Je me contenterai ici de faire ressortir les éléments qui y sont les plus étroitement associés. Dans l’affaire Khawaja, la Cour d’appel de l’Ontario a précisé que cette définition de l’activité terroriste comprend à la fois une composante comportementale et une composante morale[2]. La composante comportementale renvoie à tout acte ou omission qui, lorsque commis en dehors d’un conflit armé reconnu par le droit international, entraîne l’une ou l’autre des cinq conséquences mentionnées au sous-alinéa (ii). Dans le cas de l’attaque de London, les informations dont on dispose jusqu’à présent laissent croire que les divisions A à C seront rencontrées. En dirigeant sa voiture vers des piétons, Nathaniel Veltman a en effet causé des blessures graves à une personne en plus d’en tuer quatre autres, mis en danger la vie de plusieurs personnes et compromis gravement la santé et la sécurité d’une partie de la population[3]. Précisons qu’à ce stade, la poursuite devra prouver hors de tout doute raisonnable que la conduite de l’accusé a causé au moins une de ces conséquences. En d’autres termes, la seule preuve des meurtres et de la tentative de meurtre pourra s’avérer suffisante. 

Dans une affaire comme celle de l’attaque de London, on aura compris que ce n’est pas la composante comportementale de l’activité terroriste qui est la plus susceptible de compliquer la tâche du ministère public, mais bien la composante morale. Toujours selon l’arrêt Khawaja, cette composante comporte elle-même trois dimensions : la première réside dans la preuve du caractère intentionnel de la conduite qui a mené aux conséquences précédemment mentionnées. Par exemple, Nathaniel Veltman doit avoir délibérément cherché à causer la mort des personnes qu’il a ciblées avec son véhicule. On notera que cette étape ne se distingue pas de ce qui est normalement requis dans le cadre de n’importe quel procès pour meurtre lorsqu’il s’agit de prouver la mens rea. En cela, le défi que devra relever la poursuite n’aura rien d’exceptionnel. 

C’est avec le deuxième élément de faute qui entre dans la définition de l’activité terroriste que le défi risque de s’accroître. Cette fois, le procureur devra prouver que l’intention de commettre les crimes – ici les meurtres et la tentative de meurtre – s’inscrivait elle-même dans une intentionnalité plus large qui visait à « intimider tout ou une partie de la population quant à sa sécurité », comme le mentionne la division B) du sous-alinéa (i). On parle parfois à ce sujet d’« intention ultérieure[4] », en ce sens qu’il s’agit d’une intention qui porte sur les conséquences des conséquences de l’infraction. Il ne suffit pas que l’accusé ait voulu donner la mort ou qu’il ait souhaité blesser grièvement ses victimes, encore faut-il qu’il ait voulu les tuer ou les blesser en vue de susciter un état de peur dans la société dans son ensemble ou chez certains groupes particuliers, que ce soit par exemple les personnes immigrantes ou musulmanes. On comprend que sans la présence de déclarations orales ou écrites permettant de conclure à l’existence d’une hostilité manifeste envers un de ces groupes, il pourrait s’avérer difficile de prouver une telle intention hors de tout doute raisonnable.

Cela dit, c’est de loin le troisième et dernier élément de faute précisé à l’article 83.01 qui risque de donner le plus de fil à retordre à la poursuite. Celui-ci nécessite la preuve d’un lien causal entre l’acte criminel perpétré et un mobile impliquant une finalité « de nature politique, religieuse ou idéologique. » Autrement dit, il faut que le crime s’inscrive dans une vision du monde un tant soit peu organisée qui motive et donne sens à l’acte incriminé. Signalons que l’introduction du mobile dans les éléments constitutifs de l’infraction de terrorisme constitue une rupture nette avec les principes traditionnels du droit criminel[5]. Bien que la question du mobile puisse jouer un rôle important à l’étape de la détermination de la peine, dans la mesure où les raisons qui poussent un individu à agir criminellement peuvent éclairer sur son degré de culpabilité morale (une personne qui vole pour nourrir ses enfants a un mobile moins condamnable que celle qui le fait pour son profit personnel), la place qu’elle occupe lors du procès demeure en temps normal périphérique, c’est-à-dire non essentielle. Cela ne signifie pas que les mobiles présumés d’un crime ne se trouvent jamais débattus par les avocats, mais simplement que lorsqu’ils le sont, c’est en tant que preuves parmi d’autres susceptibles de renseigner sur l’existence ou non de l’intention à prouver, et non en tant que conditions sine qua non du crime[6]. C’est ainsi que dans un procès normal, un individu pourra très bien être trouvé coupable d’un crime alors même que son mobile reste entièrement nébuleux. 

Ce n’est pas le cas dans un procès pour terrorisme, où le mobile doit être pleinement élucidé pour mener à un verdict de culpabilité. En faisant du mobile un élément essentiel de l’infraction de terrorisme, le législateur canadien[7] a donc fait en sorte que la question des croyances politiques, religieuses ou idéologiques de l’accusé sera au cœur du procès qui découlera de l’attaque de London. La poursuite devra y faire la démonstration hors de tout doute raisonnable que l’acte qui a consisté à diriger sa camionnette vers une famille de Canadiens musulmans était le fruit d’une vision du monde cohérente dans laquelle le massacre de personnes innocentes pouvait servir un objectif précis.  

Nous ne pouvons à ce stade que spéculer sur la nature des informations récoltées par l’enquête policière, mais certains des éléments qui sont ressortis jusqu’à maintenant dans les médias fournissent quelques indices quant aux questions qui pourraient retenir l’attention lors du procès. Des médias ont rapporté que Nathaniel Veltman avait souffert dans le passé de troubles mentaux et qu’il était prompt à la colère. Des documents de cour révèlent qu’après leur divorce, ses parents s’étaient entendus pour que l’accusé ne soit jamais laissé seul en présence de ses frères et sœurs. Quelle est l’ampleur des troubles mentaux dont souffrait l’accusé et dans quelle mesure ceux-ci ont-ils pu jouer un rôle dans les évènements du 6 juin ? La défense risque certainement de chercher à minimiser la nature politique ou idéologique des actes de Veltman en attirant l’attention sur sa santé mentale. Pour peu que des opinions claires lui soient attribuées, notamment au sujet de l’Islam, la défense pourrait tenter de faire valoir qu’il s’agit d’opinions superficielles et peu organisées, symptômes d’un état de détresse psychologique plus profond et non d’une vision du monde structurée. 

Un autre élément qui a retenu l’attention des médias dans les derniers jours est la très faible empreinte numérique de l’accusé. Mike Arntfield, un ancien policier et professeur de criminologie à la Western University, l’a décrit comme un « fantôme », ce qui ne cadre pas avec le profil de quelqu’un qui aurait cherché à donner une portée politique maximale à ses gestes. La police a-t-elle découvert un manifeste ou tout au moins des traces écrites dans lesquels l’accusé exprime sans ambiguïté le sens qu’il voulait donner à ses actions ? S’il est confirmé que l’accusé n’avait aucun lien avec des groupes haineux, la poursuite devra se fonder uniquement sur les actions et les déclarations orales ou écrites de l’accusé pour faire la preuve de son mobile. Est-il vrai, comme l’a affirmé un témoin, que l’accusé arborait une croix gammée au moment de son arrestation ? Quelle valeur accorder aux propos d’un homme originaire du Moyen-Orient qui s’est dit un ami très proche de l’accusé et qui a prétendu que ce dernier n’avait rien d’un « islamophobe » ? La seule chose qui est sûre, à ce stade, c’est que la poursuite devra disposer d’une preuve solide pour démontrer que nous ne sommes pas devant le cas d’un tueur de masse dépourvu d’idéologie précise qui a choisi de s’attaquer à des musulmans non pas en raison d’un mobile couvert par l’article 83.01 du Code criminel, mais plutôt pour des raisons narcissiques liées à une quête morbide d’attention et de vengeance contre la société[8]. Il est à craindre que des individus particulièrement troublés puissent choisir de cibler des groupes minoritaires précisément en raison du gain de visibilité médiatique que cela leur assure, et non en vue de servir quelque cause que ce soit.

Le cas d’Alexandre Bissonnette, qui fantasmait des tueries de masse depuis plusieurs années et qui avait songé à s’en prendre à des étudiants de l’Université Laval et à des inconnus dans un centre commercial seulement quelques semaines avant de décider de s’en prendre à la Mosquée de Québec, rappelle que ce genre d’individu existe[9]. Or le problème est que les dispositions antiterroristes du Code criminel canadien n’ont pas été conçues pour s’appliquer à de tels profils[10].


[1] Par « victimes », il faut comprendre non seulement les personnes directement visées par l’attaque, mais l’ensemble des membres de la communauté visée par l’acte – ici les personnes de confession musulmane. Plus largement, on peut considérer que la société dans son ensemble constitue une victime collatérale des actes terroristes, dans la mesure où ils compromettent la paix sociale et nourrissent les tensions, voire la disharmonie, entre communautés. 

[2] R. v. Khawaja, 2010 ONCA 862, par. 81-86.  

[3] À propos des divisions B et C, voir toutefois les remarques de K. Roach (2002), « The New Terrorism Offences in Canadian Criminal Law », in D. Daubney & S. Bindman (eds.), Terrorism, Law & Democracy: How Is Canada Changing Following September 11?, Montréal, Éditions Thémis, p. 122.

[4] E. Colvin & S. Anand (2007), Principles of Criminal Law, Toronto, Thomson Carswell, p. 112 et 193.

[5] Lewis c. La Reine, [1979] 2 R.C.S. 821, p. 831. Voir aussi G. Williams (1965), The Mental Element in Crime, Jerusalem, The Hebrew University, p. 14. 

[6] Lewis c. La Reine, [1979] 2 R.C.S. 821, p. 883 et s. Voir aussi G. Côté-Harper, P. Rainville et J. Turgeon (1998), Traité de droit pénal canadien, Cowansville, Éditions Yvons Blais, p. 497-500.  

[7] Notons que ce n’est pas l’approche qui a été adoptée aux États-Unis après le 11 septembre, où l’infraction de terrorisme ne requiert pas la preuve d’un mobile politique ou religieux. K. Roach (2002), op. cit., p. 121.

[8] Voir à ce sujet le profil psychologique des tueurs de masse de type « pseudo-commando » : J. L. Knoll (2010), « The ’’Pseudocommando’’ Mass Murderer. Part I, The Psychology of Revenge and Obliteration », Journal of the American Academy of Psychiatry and the Law, vol. 38, n° 1, p. 87-94.

[9] Rappelons qu’aucune accusation en matière de terrorisme n’a été déposée dans le dossier d’Alexandre Bissonnette. Voir à cet égard R. c. Bissonnette, 2019 QCCS 354, notamment les paragraphes 544 à 551, où le juge Huot précise les raisons pour lesquelles il n’a pas pris en considération le terrorisme comme facteur aggravant dans la détermination de la peine. Il est éclairant de citer les paragraphes 548 à 551 : « En l’espèce, l’expert Lamontagne rapporte que l’accusé entretenait des fantasmes grandioses et souhaitait accomplir un coup d’éclat pour ne pas tomber dans l’oubli. Le psychologue mentionne : ’’Il ne voulait pas se gaspiller en se contentant de se suicider’’. Ainsi, Bissonnette rêvait, du moins pour les derniers instants de sa vie, d’être comme ’’Dieu’’ et d’exercer un pouvoir de vie ou de mort sur les autres. Pour monsieur Lamontagne, la cause première du passage à l’acte est le désespoir et non la promotion d’une idéologie particulière. Le Dr Gilles Chamberland partage ce point de vue et conclut qu’Alexandre Bissonnette a tué 6 personnes et tenté d’en abattre 40 autres pour des fins strictement personnelles et non idéologiques. L’ensemble de la preuve corrobore l’opinion exprimée par ces deux experts. Un nombre important de sites Internet consultés par l’accusé au cours du mois de janvier 2017 traitent de féminisme, de mouvements féministes, de tueries dans des écoles, centres commerciaux et aéroports. De surcroît, il convient de rappeler que l’accusé se présenta à un centre commercial bien connu le 26 novembre précédent dans l’intention d’occire un maximum de personnes, indépendamment de leur race, origine ethnique, langue, couleur, religion, sexe, âge, déficience mentale ou physique ou orientation sexuelle. Pour ces motifs, le Tribunal estime que les actes posés par l’accusé le 29 janvier 2017 ne peuvent être qualifiés de ’’terroristes’’. »

[10] Pour un profil qui cadre parfaitement avec la définition canadienne du terrorisme, on se reportera au cas de l’Australien Brenton Tarrant, auquel la Commission royale d’enquête sur l’attaque terroriste contre la Mosquée de Christchurch du 15 mars 2019 a consacré un rapport détaillé.

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