
Il y a un peu plus de quarante ans, en 1979, la Cour d’appel de l’Ontario a été confrontée à une question pour le moins incongrue : peut-on être accusé de fomenter volontairement la haine contre son propre groupe ? Ou pour le dire autrement : peut-on être tenu criminellement responsable d’avoir diffusé un discours propre à susciter la haine contre soi-même ?
Rappelons d’abord le contexte dans lequel a pris naissance cette affaire. À l’époque, une vive controverse faisait rage autour d’un projet de construction d’école francophone dans le comté d’Essex, au sud de l’Ontario. Alors que la minorité canadienne-française souhaitait ardemment la réalisation de ce projet, jugé essentiel à sa survie linguistique, une partie de la population canadienne-anglaise s’y montrait résolument hostile. Après d’intenses débats, le conseil scolaire vota finalement en défaveur du projet, au grand dam des francophones désireux de voir leur progéniture étudiée en français.
Peu de temps après l’échec du projet, un pamphlet intitulé « Wake up Canadians Your Future Is At Stake! » se mit à circuler. Le pamphlet en question affichait un ton très agressif envers les francophones du comté d’Essex, spécialement envers ceux qui avaient fait pression pour l’obtention d’une école, et plusieurs passages pouvaient raisonnablement être considérés comme de la propagande haineuse. En référant à la minorité canadienne-française qui appuyait le projet d’école, le pamphlet se concluait par ces déclarations on ne peut plus incendiaires (en lettres majuscules dans la version originale) :
Who will rid us of this subversive group if not ourselves ?
[…]
We must stamp out the subversive element which uses history to justify its freeloading on the taxpayers of Canada, now.
The British solved this problem once before with the Acadians, what are we waiting for …?[1]
Les deux individus qui ont pu être identifiés comme les auteurs de ces phrases ne tardèrent pas à être accusés de fomentation volontaire de la haine en vertu du paragraphe 281.2(2) du Code criminel (aujourd’hui le paragraphe 319(2)). Or, coup de théâtre, les deux accusés étaient eux-mêmes francophones et s’identifiaient pleinement au sort de la communauté canadienne-française attaquée dans le pamphlet ! Il s’agissait donc d’une pure supercherie conçue à des fins politiques !
Profondément déçus par l’échec du projet d’école et convaincus que la décision du conseil scolaire avait été moins motivée par des motifs d’ordre financier que par de vulgaires préjugés envers les Canadiens français, les deux accusés, Robert Buzzanga et Jean Wilfred Durocher[2], décidèrent de rédiger un pamphlet de nature à fortifier l’image d’une communauté francophone injustement persécutée. Lors du procès, les accusés témoignèrent à l’effet que leur but était d’illustrer la vigueur des préjugés auxquels faisaient face les francophones dans le comté d’Essex. Ils espéraient que le scandale provoqué par la diffusion du pamphlet entraîne des réactions gouvernementales jusqu’à la Chambre des communes et que, ultimement, la décision du conseil scolaire concernant la construction de l’école en viendrait à être renversée. Les deux accusés prétendirent que leur intention n’était pas de fomenter la haine envers les Canadiens français, d’autant moins qu’ils auraient eux-mêmes souffert directement de la diffusion d’une telle haine. Le juge du procès resta sourd à cet argument et condamna Buzzanga et Durocher.
Ces derniers interjetèrent aussitôt appel contre la décision sous le motif que le juge avait mal interprété l’adverbe « volontairement[3] » qui se trouve au paragraphe 281.2(2) du Code criminel et que cette erreur de droit avait eu pour conséquence de diminuer le fardeau de preuve du ministère public en ce qui a trait à l’élément moral de l’infraction de fomentation volontaire de la haine. Aux yeux des appelants, le juge du procès avait eu tort de considérer que l’intention requise au paragraphe 281.2(2) devait être comprise comme s’opposant simplement aux actes survenus de manière accidentelle. Certes, Buzzanga et Durocher n’avaient pas écrit et diffusé leur tract haineux par accident, mais bien de façon consciente et délibérée, mais la simple intention de créer et de propager ce tract pour déclencher une controverse ne suffisait pas selon eux à prouver qu’ils avaient réellement eu l’intention spécifique de propager la haine. La Cour d’appel accorda finalement l’appel sur la base de la polysémie avérée de l’adverbe « volontairement » en droit criminel. En d’autres termes, les appelants avaient raison sur au moins un point, à savoir que le sens du mot « volontairement » qui figure au paragraphe 281.2(2) n’allait pas autant de soi que l’avait laissé entendre le juge du procès. Ce faisant, pour déterminer le degré de faute requis en matière de fomentation volontaire de la haine, un véritable travail de clarification conceptuelle s’imposait.
Avant de se pencher sur le raisonnement de la Cour d’appel de l’Ontario, lequel recevra d’ailleurs l’approbation de la Cour suprême dans l’arrêt Keegstra[4], il convient de citer le paragraphe litigieux :
(2) Quiconque, par la communication de déclarations autrement que dans une conversation privée, fomente volontairement la haine contre un groupe identifiable est coupable :
a) soit d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de deux ans ;
b) soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire[5].
Le point de départ de l’analyse du juge Martin (auteur de la décision unanime de la Cour d’appel dans l’affaire Buzzanga) consiste à observer que, dans le libellé cité, l’adverbe « volontairement » concerne le caractère haineux des déclarations et non la communication de celles-ci. Comme il le résume dans une formule fort éloquente : « the offence created by s. 281.2(2) is not committed by ’’wilfully’’ communicating statements which promote hatred, but by « wilfully » promoting hatred by communicating statements[6]. » En d’autres termes, c’est la haine que véhiculent les déclarations que l’accusé doit avoir cherché à communiquer volontairement.
Après avoir constaté que l’adverbe « volontairement » était parfois utilisé en droit criminel pour qualifier des actions commises avec insouciance (recklessly)[7], le juge David s’est demandé si un tel état suffisait pour justifier un verdict de culpabilité dans le contexte de l’infraction de fomentation volontaire de la haine. Pour répondre à cette question, le juge s’est tourné vers l’économie générale de l’article 281.2, lequel comprend deux infractions complémentaires visant à lutter contre la propagande haineuse. Tandis que le paragraphe (2) traite de la fomentation volontaire de la haine, le paragraphe (1) vise quant à lui « quiconque, par la communication de déclarations en un endroit public, incite à la haine contre un groupe identifiable, lorsqu’une telle incitation est susceptible d’entraîner une violation de la paix[8]. » Ce qui retient immédiatement l’attention dans le libellé de cette infraction dite d’incitation publique à la haine, c’est que, contrairement au paragraphe (2), elle ne comporte aucune précision quant à l’état mental requis, aucun adverbe de nature à renseigner sur la mens rea recherchée. Évidemment, comme le rappelle le juge David, cela ne signifie pas que l’infraction est exempte d’élément moral à prouver. À l’instar de toute infraction prévue au Code criminel qui ne comporte aucune mention claire à cet effet, le paragraphe (1) est porteur d’une exigence de mens rea implicite. La mens rea par défaut, dans ce contexte, est une mens rea dite d’intention générale, laquelle renvoie à un état mental assez large qui s’étend de l’intention directe de produire le résultat proscrit par la loi à l’insouciance quant à la possibilité qu’il se réalise. Cela signifie que pour être trouvé coupable de l’infraction prévue au paragraphe (1), un individu n’aurait qu’à fomenter la haine intentionnellement ou sans se soucier du caractère haineux de ses propos dans des circonstances susceptibles de conduire à une violation de la paix. En comparant le libellé des deux paragraphes de l’article 281.2, la Cour d’appel a conclu que l’inclusion de l’adverbe « volontairement » au paragraphe (2) témoignait d’un désir d’alourdir le fardeau de preuve de la part du législateur afin de s’assurer que la liberté d’expression ne soit pas facilement limitée dans les contextes qui ne présentent aucun risque immédiat pour l’ordre public. Citons à cet égard le raisonnement limpide du juge David :
L’insertion du mot ’’volontairement’’ au par. 281.2(2) n’était pas nécessaire pour poser une exigence de mens rea parce que de toute façon cette exigence existerait implicitement en raison de la gravité de l’infraction : voir la décision R. v. Prue, précitée. Les déclarations dont la communication est proscrite par le par. 281.2(2) ne se bornent pas à celles faites dans un endroit public et dans des circonstances susceptibles d’entraîner une violation de la paix et elles ne posent pas en conséquence une menace aussi immédiate pour l’ordre public que celles visées au par. 281.2(1). Il est donc raisonnable de supposer que l’intention du Parlement était de limiter à la fomentation volontaire de la haine l’infraction prévue au par. 281.2(2). Il est évident que l’emploi du mot ’’volontairement’’ au par. 281.2(2) et non au par. 281.2(2) reflète la politique du législateur d’établir un équilibre en protégeant les intérêts sociaux opposés que sont la liberté d’expression, d’une part, et l’ordre public et la bonne réputation d’un groupe, d’autre part[9].
En d’autres termes, ce n’est que dans les contextes où l’ordre public est menacé que le législateur a jugé acceptable de ne requérir qu’une mens rea d’intention générale incluant les états d’insouciance. Lorsque la propagande haineuse ne présente pas un tel risque de désordre immédiat, le législateur a ajouté l’adverbe « volontairement » pour bien marquer la nécessité d’un degré d’intention plus exigeant, c’est-à-dire d’une intention spécifique de fomenter la haine, laquelle ne saurait se satisfaire des états d’insouciance (où l’individu se montre simplement conscient de la possibilité que la haine résulte de ses propos et décide quand même d’agir en toute indifférence).
Après avoir passé en revue les diverses interprétations doctrinales relatives au lien qui doit exister entre l’intention et la conséquence prohibée pour remplir un fardeau tel que celui fixé par le paragraphe 281.2(2), le juge David en vient à la conclusion que pour qu’une propagande haineuse soit qualifiée de « volontaire » en droit criminel canadien, il faut qu’elle ait été poursuivie sinon comme fin en soi, du moins en tant que conséquence certaine ou presque certaine d’un autre objectif. Autrement dit, un individu pourrait être considéré comme ayant agi volontairement même si ses déclarations haineuses n’étaient pour lui qu’un moyen pour parvenir à une autre fin, dans la mesure où une action volontaire englobe aussi bien les moyens utilisés que les objectifs poursuivis. En appliquant ce raisonnement à l’affaire Buzzanga, le juge en vient à la conclusion que les accusés pourraient être trouvés coupables de fomentation volontaire de la haine contre les Canadiens français dans les deux cas de figure suivants : (a) si leur but conscient en distribuant leur pamphlet était de susciter la haine contre la communauté canadienne-française du comté d’Essex ou (b) s’ils anticipaient que la promotion de la haine contre cette communauté allait certainement ou presque certainement découler de la circulation de leur pamphlet, même si ce dernier n’était qu’un moyen en vue de remettre le projet d’école auquel ils tenaient au coeur du débat public.
Puisque le juge de première instance s’était contenté de chercher une mens rea d’intention générale là où il fallait plutôt prouver une mens rea d’intention spécifique, la Cour d’appel a annulé la décision et ordonné la tenue d’un nouveau procès. Au sujet de la preuve de l’intention requise en matière de fomentation volontaire de la haine, le juge David a rappelé qu’il fallait tenir compte de la perception subjective des accusés en évitant de se demander comment une personne raisonnable se serait sentie dans les mêmes circonstances. À cet égard, le fait que Buzzanga et Durocher niaient avoir eu la moindre intention de susciter la haine envers leur propre communauté d’appartenance, croyant tout au plus que leur pamphlet jetterait le ridicule sur leurs adversaires politiques, devait être pris en compte pour évaluer leurs intentions. Pour peu toutefois que ce témoignage ne convainque pas le juge et que celui-ci conclut plutôt que les accusés voyaient dans la fomentation de la haine un mal nécessaire en vue d’accomplir un objectif plus noble, alors un verdict de culpabilité s’imposerait. À la question de savoir si un individu peut être accusé de fomenter la haine contre lui-même, on peut donc répondre par l’affirmative.
[1] R. v. Buzzanga and Durocher (1979), 49 C.C.C. (2d) 369 (C.A. Ont.), p. 378.
[2] Signalons qu’alors que Durocher était canadien-français d’origine, Buzzanga était un immigrant italien né en Égypte qui avait entièrement adopté l’identité canadienne-française, en plus de faire sien le combat pour la pérennité de la langue française. R. v. Buzzanga and Durocher (1979), 49 C.C.C. (2d) 369 (C.A. Ont.), p. 374-375.
[3] « Wilfully » dans la version anglaise.
[4] R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, p. 775.
[5] Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46, art. 319(2).
[6] R. v. Buzzanga and Durocher (1979), 49 C.C.C. (2d) 369 (C.A. Ont.), p. 388.
[7] Voir par exemple la définition de l’adverbe « volontairement » qui figure au paragraphe 429(1) du Code criminel, lequel s’applique à la partie XI relative aux « actes volontaires et prohibés concernant certains biens » : « Quiconque cause la production d’un événement en accomplissant un acte, ou en omettant d’accomplir un acte qu’il est tenu d’accomplir, sachant que cet acte ou cette omission causera probablement la production de l’événement et sans se soucier que l’événement se produise ou non, est, pour l’application de la présente partie, réputé avoir causé volontairement la production de l’événement. » Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46, art. 429(1).
[8] Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46, art. 319(1).
[9] R. v. Buzzanga and Durocher (1979), 49 C.C.C. (2d) 369 (C.A. Ont.), p. 386-387. À noter que je reprends ici la traduction française qui figure dans l’arrêt R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, p. 774.